Chimère par Isabelle Bertolotti
extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011
Dans l’Antiquité et d’après la description d’Homère au livre IV de L'Iliade, la Chimère est constituée d'une chèvre, d'un lion et d'un serpent. Créature hybride, elle est représentée ainsi jusqu’au Moyen-âge sous diverses formes : sculptures, bas-reliefs, fresques, mosaïques. Puis, à partir de cette période, le terme désigne plus largement des assemblages d’animaux divers. Le bestiaire médiéval mêle animaux réels et imaginaires. Ainsi apparaissent dragons, gnomes, fées, trolls et autres farfadets. Mais si la Renaissance met en veille l’iconographie fantastique du Moyen-âge, la découverte à la fin du XVe siècle, à Rome, de décors peints sur les murs de maisons romaines enfouies lors de travaux antérieurs, relance l’imaginaire chimérique. L’histoire révèle qu’un jeune Romain tomba dans un trou sur les pentes de l’Oppius et se retrouva dans une sorte de grotte couverte de peintures surprenantes : il s’agissait d’une partie du Palais de Néron appelé la Domus Aurea dont les fresques devaient inspirer un nouveau style de décoration : « enfoui profondément sous terre, sommeillent depuis des siècles les images, aussitôt nommées “grotesques”, d’une nature luxuriante qui brasse les règnes, fait fusionner le bouc et le lierre, croise à nouveau l’aigle, la chèvre et le lion. En quelques années, les grotesques conquièrent l’imaginaire d’Occident. Ils prolifèrent des cabinets de curiosité aux voûtes des cathédrales ».[1]
De ces chimères là, Le Gentil garçon s’en est largement inspiré lui-aussi ! Êtres hybrides, mi-homme, mi- chose, comme ce personnage constitué de balles de ping-pong dont le cœur rebondit suivant le rythme d’une partie de ping-pong (L’amour à mort) ou même l’Auto-sculpture, personnage en pâte à modeler avec les yeux du Gentil Garçon reconstitués à l’identique ou encore le Canidoïde, chien composé uniquement d’os, comme l’est aussi d’ailleurs le Cératopidoïde réplique grandeur nature d’un tricératops jusqu’à la frite géante agonisant dans son sang.
Si l’on en croit Victor Hugo écrivant dans les Misérables (1862), nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Le monde du Gentil Garçon serait-il peuplé de chimères à son image ? Difficile à dire puisqu’il est lui-même un mystère, une illusion, une véritable chimère dans le sens que prend ce mot, devenu substantif à la période moderne. En effet, le Littré fait remonter à Pierre de Ronsard l’utilisation de ce terme dans une nouvelle acception : « Ainsi versant de l'oeil des fontaines amères, Dedans mon cerveau creux je peignois des chimères », RONS., 693 ou encore « Laissez-moi ces desseins qui ne sont que mensonges, Que chimères en l'air, que fables et que songes, RONS., 707. La chimère peut traduire alors: « une imagination vaine, que l’on a tendance à considérer comme réalité » et l’adjectif «chimérique » devient synonyme d’insensé. Parmi les autres synonymes de « chimère » figure « utopie », (notons d’ailleurs que Thomas Mann n’écrit Utopia que quelques années seulement avant les poèmes de Ronsard). Les chimères ne sont plus seulement des formes mais aussi des idées, apparemment aberrantes ou inaccessibles mais existantes au moins dans l’imaginaire de celui qui les invoque. Et dans ce domaine là, le Gentil Garçon excelle. Le monde, il ne le voit pas comme le commun des mortels. Utilisant le vocabulaire de son temps, il assemble certes des chimères à partir d’objets du quotidien et souvent issus du monde de l’enfance (frite, père noël, Hulk, auto-tamponneuse, skate-board, jeux vidéos…) mais c’est pour mieux dénoncer le leurre. Critiquant la société contemporaine avec un humour souvent potache, il invente des situations imaginaires totalement insensées : Ronald, l’énorme frite morte ou Houdini constitué tel un Saint Sébastien moderne, d’un empilement de cubes transpercés d’épées et de haches en plastiques, ou encore le skateur coulé dans le béton, sont truffés de caméras qui renversent les rôles : les sculptures regardent les visiteurs qui pourront eux-mêmes observer d’autres visiteurs s’ils arrivent à trouver le passage secret derrière la fausse bibliothèque qui les conduira à la salle de surveillance laissée d’ailleurs sans surveillant ![2]. Jouant avec le vocabulaire artistique de ses prédécesseurs, un clin d’œil à Munch, une pointe d’humour dadaïste, un cadavre exquis surréaliste, il s’engouffre à présent résolument dans ce qu’on appelle les chimères du futur, la science-fiction et les jeux vidéo. Il se prend pour l’androïde Roy Batty dans Blade Runner (Rain and Tears), s’imaginant avoir vu « tant de choses que vous, humains, ne pourriez croire. De grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion[…] des rayons fabuleux, des rayons C. briller dans l'ombre de la porte de Tannhäuser » [3] et il va jusqu’à passer de l’autre côté de l’écran des jeux vidéos pour en démontrer l’absurdité (The Rise and Fall of Black Light City), tout en démontrant l’existence possible d’un monde imaginaire heureux. Ainsi, alors que ses concitoyens basculent en masse dans la plus grande chimère de notre siècle « Second Life », il prouve qu’il est encore possible de s’affranchir des illusions sinon : « Tous ces moments se perdront dans l'oubli, comme les larmes dans la pluie... Il est temps de mourir ».
—[1] Extrait de Chimères, texte de Didier Ottinger, In Chimères, ouvrage collectif paru aux éditions Actes Sud Beaux Arts, Octobre 2003, à l’occasion de l’exposition CHIMERES, Monstres et Merveilles, de la Mythologie aux Biotechnologies qui s’est tenue du 17 octobre 2003 au 4 janvier 2004, à Monaco.
—[2] Installation réalisée au Château des Adhémar en 2007 , pour l’exposition Le futur est derrière nous, car on ne le voit pas venir.
—[3] Citation de Roy Batty, dans le film Blade Runner, (1982) de Ridley Scott.