Cinéma par Patrick Nardin

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

Il n'est sans doute pas faux de considérer que l'on assiste en ce moment à la mort progressive du cinéma ; si celle-ci n'est pas encore consommée, elle est en tout cas programmée. Cela ne signifie pas que le spectacle cinématographique n'aura plus lieu, mais que les conditions de son énonciation vont profondément changer. Le cinéma du XXème siècle, fondé sur le ruban de pellicule et l'appareil mécanique de projection va céder la place à des dispositifs nouveaux mettant en œuvre des fichiers numériques accessibles par téléchargement. S'annonce ainsi un réseau de salles de cinéma connectées. Faut-il en concevoir déception ou amertume ? Au fond quelle importance, si l'on considère que le cinéma doit être avant tout un spectacle dans lequel se joue l'absorption du spectateur : ce que l'on appelle communément la « magie du cinéma » ne devrait pas disparaître si le rituel qui la soutient est préservé dans ses apparences. La technique dans ce registre n'a d'autre fonction que de « produire de la ressemblance » comme le suggère Jacques Rancière[1]. On peut néanmoins considérer que la technique précisément n'est pas un simple vecteur de production, mais qu'elle développe, par les conduites qu'elle suscite, la possibilité d'une pensée singulière. Il n'y aurait pas ainsi d'un côté l'idée, le savoir, le verbe et de l'autre des appareils d'enregistrement ou de projection disponibles et exploitables. La pellicule cinématographique n'est pas seulement le support matériel d'une image, elle est également un dispositif par lequel se forment des méthodes de travail et au-delà une conception de ce que pourrait être le cinéma, en dehors de son évidence industrielle. Saisi par les artistes, celui-ci a été démis de ses fonctions narratives traditionnellement honorées, bousculé dans son rituel, mis en pièces, obstinément ramené à son épaisseur matérielle.

De manière peut-être paradoxale, au cœur d'un espace saturé par les technologies numériques, il y a aujourd'hui dans le cinéma de la reprise et du remploi, un intérêt pour le cinéma des premiers temps, non dans la perspective d'une éventuelle muséographie, mais pour considérer ce qui en subsiste matériellement. Le matériau chimique à base de nitrate de cellulose, constituant la pellicule durant les premières décennies, rend celle-ci précaire, dangereuse, inflammable. Les variations de température et l'humidité provoquent la dégradation du support de manière irréversible, sans que des manipulations indélicates puissent être mises en cause ; le matériau durcit, se fragilise jusqu’à une lente décomposition moléculaire qui le réduit en poudre. Les films en nitrate de cellulose portent en eux-mêmes le virus qui va les faire disparaître et, dans un délai pas très lointain, il est prévisible qu’il ne restera rien des films originaux. Face à cette mort annoncée, il y a bien sûr un enjeu pour une archéologie du cinéma en termes de sélection, de restauration et de conservation, mais les œuvres concernées sont peu nombreuses et une énorme quantité de films de toute nature achève de se détériorer lentement à l’abri des boîtes. De nombreuses productions anciennes il ne reste que des bribes, des fragments isolés, que rien ne permet de relier à un ensemble cohérent, des photogrammes dévorés par la dépolymérisation. La mort du cinéma, que nous évoquions plus haut, n'est pas seulement liée à une obsolescence industrielle de son appareil de production, mais participe d'une disparition concrète du support retenant le contenu visuel. Mais cette fin du film est spectaculaire, car le matériau en voie de pulvérisation produit ses propres images, dans une sorte d’agonie grandiose, livrée aux hasards chimiques de la décomposition. Est ainsi apparu un cinéma de la ruine faisant retour sur des fragments d'œuvres en voie de disparition, à travers une forme mélancolique du found footage[2]. Dans Lyrical Nitrate (1990), Peter Delpeut met en scène une poétique de la perte, nous renvoyant à ce que fut le spectacle cinématographique au début du siècle. Les premiers spectateurs, parfois fascinés par l'écran, y apparaissent dans un lointain diffus, nous faisant signe une dernière fois. Tous ont aujourd'hui disparus et l'idée que le cinéma pourrait à jamais en garder la trace est elle-même anéantie par la dégradation irrémédiable du ruban de cellulose.

Toute idée patrimoniale était au demeurant de peu d'intérêt au moment où les premières images furent tournées. Quand les copies étaient trop abimées pour poursuivre l'exploitation d'un film et que le négatif lui-même ne semblait pas en très bon état, plutôt que de tenter de le préserver, il apparaissait en général plus commode de simplement entreprendre un nouveau tournage, avec parfois un autre réalisateur. Dans la perspective commerciale de l'époque, la notion d'auteur ne s'était pas établie. Le cinéaste espagnol Segundo de Chomon a pu réaliser, en 1908, un remake parfait du Voyage dans la lune de Méliès intitulé Excursion dans la Lune sans s'exposer au moindre ressentiment. Dans ce jeu de la reprise presque littérale, il faut chercher dans les détails l'invention et l'humour de Segundo de Chomon : ainsi, le tableau noir servant, au début du film, à produire les explications relatives à l'usage du canon, est chez lui animé comme par magie, il insère dans les préparatifs des gags visuels (un acteur, agitant les pieds, suspendu par les fesses au crochet d'une grue) et modifie l'aspect de la lune. Celle-ci ne reçoit plus malencontreusement le projectile envoyé depuis la terre en plein dans l'œil, elle ne se laisse plus surprendre (bien sûr, elle connaît déjà l'histoire) et le regarde arriver pour l'engloutir par la bouche.

C'est dans cet imaginaire que l'on va retrouver le travail du bien nommé Gentil Garçon, au delà des commentaires sur le caractère ludique de ses installations ou le retour à l'enfance. Il y a chez lui un hommage au cinéma des origines, sans qu'il faille attribuer à ce terme le sens qu'il peut avoir dans l'ordre des célébrations que pratiquent les cinémathèques. Il ne s'agit pas ici d'honorer ou d'entretenir une nostalgie. L'hommage dont il est question est celui d'un partage de techniques, une forme de l'hybridation, qui confère à des pratiques a priori obsolètes et dévaluées une nouvelle actualité. Entre les appareils numériques et les procédés d'un cinéma à ses débuts se joue une sensibilité qui garde en réserve la capacité d'agir avec des moyens rudimentaires et de retrouver l'invention formelle d'un cinéma de prestidigitateurs. Le Gentil Garçon produit lui-même un remake en deux étapes de la Lune de Méliès (Gun Gun Club), non pas du film dans son ensemble, mais de son photogramme le plus emblématique, celui bien sûr où la fusée vient la percuter. Dans cette dernière version, qui fait écho à la variante ironique de Segundo de Chomon, il y a deux fusées, qui chacune frappent un œil, rendant la lune aveugle. Cette lune subitement privée de la vue est un photomontage réunissant deux fois en miroir la face gauche de l'image originale ; elle s'accompagne d'une seconde version, les yeux grands ouverts, qui présente de la même manière l'autre face intacte de la lune. Une seule image produit deux représentations à l'opposé l'une de l'autre : entre les yeux clos ou écarquillés se dessine en quelque sorte une expérience du spectateur à la fois aveuglé, dupé, trompé, par les trucages entre autres, et dans le même temps émerveillé, surpris, transporté. Le Gentil Garçon se relie ainsi à la poésie d'images d'un autre temps, il y fait retour pour ce qui en elles nous atteint encore aujourd'hui.

Les mots qu’il utilise ne sont pas sans établir parfois cette relation à des techniques jugées surannées : il intitule par exemple « Sels d’argent » l’une de ses expositions[3], référence explicite à la surface photo-sensible des premières pellicules de cinéma. Son travail a peu à voir, il faut bien le dire, avec les ruines cinématographiques évoquées plus haut, du moins si l'on s'attache à l'évidence matérielle de ses réalisations. Ce qu'il partage pourtant avec les cinéastes d'un found footage archéologique, c'est l'exploration du cinéma comme appareil, non comme producteur de mythes ou de récit, et la perception de l'actualité de son histoire. La pellicule comme support de l'image est toutefois évacuée de ses propositions, qui retiennent pour fonctionner les procédés, les mécaniques, les dispositifs. La question n'est pas ainsi d'exposer spécifiquement des films, mais la totalité d'un champ cinématographique englobant l'image et son processus de production. Il serait plus juste de parler d'un champ pseudo-cinématographique dans la mesure où jamais ne s'affiche un régime de création dans ce domaine spécifique. Le cinéma fait signe, montré hors de lui-même, présenté à distance. Il y aurait ainsi dans l'espace d'exposition la révélation d'un cinéma comme idée et comme expérience, autour d'une série d'installations montrées comme autant de processus d'accès à l'image.

Une œuvre comme La Grande décomposition imaginée pour Le Lieu Unique à Nantes est à la fois un film et une installation. Ce n'est pas une installation « vidéo » (ou du moins pas seulement), mais une œuvre qui se présente en deux états distincts. Il s'agit d'abord d'un ensemble d'objets récurrents disposés dans l'espace : des bureaux occupés par divers accessoires (un os, un ordinateur en papier, un livre ouvert, une cocotte en papier...) des figures en polystyrène (une pomme verte, un crâne, un bonhomme de neige), des avions suspendus... Le tout se décline en 21 étapes, chacune d'entre elles produisant une différence d'échelle ou de situation. Si le bonhomme de neige change régulièrement de taille, la pomme suspendue au plafond à certains endroits finit par s'écraser au sol. L'espace décline ainsi les mêmes objets dans des temporalités différentes, offrant la version « dépliée » d'un film possible. La capture numérique les rassemble en un seul mouvement où les actions jusque là virtuelles sont en mesure de se développer. Le Gentil Garçon réactive de cette façon ce qui pouvait fasciner les premiers spectateurs du cinéma, à savoir la capacité de conférer l'illusion de la vie à ce qui demeure inanimé. Ce pauvre avion en bois, inerte dans le monde réel, s'écrase contre un pilier dans un nuage de fumée, la pomme est pulvérisée, l'illustration du livre se met à bouger toute seule, pareille au tableau noir de Segundo de Chomon. Dans l’un de ses films, L’Hôtel électtrique (1905), ce dernier donne à l’énergie électrique le pouvoir de faire bouger le monde des objets, comme si celui-ci se trouvait saisi d’une force autonome. Un couple s’installant à l’hôtel voit ses bagages se déplacer et se ranger seuls, et il suffit aux personnages de taper des mains pour que les choses se mettent à leur service, vision merveilleuse de la vie moderne : sacs, valises, tables, brosses, chaises, plantes vertes, armoires, bougent tout seuls, jusqu’à déborder les protagonistes dans le chaos d’une gesticulation folle. Segundo de Chomon met en œuvre la capacité d’interruption de l’appareil cinématographique, fondée ici sur la technique dite du tour de manivelle[4], consistant à enregistrer chaque image à tour de rôle (couramment appelée « stop-motion » aujourd’hui). La prise de vues décomposée en séries de plans fixes produit une animation fictive au passage de la pellicule dans le projecteur, restaurant le mouvement classique du film. Le premier cinéma de divertissement fut ainsi un cinéma de la magie fait de spectres, d'apparitions, de transformations, qui savait exploiter les ressources d’un singulier théâtre d'objets. Nous pourrions être blasés par ce rappel d'effets rudimentaires, mais on découvre qu'il n'en est rien. C'est au contraire le cinéma qui se rappelle à nous dans ce qui le constitue, comme une incitation à considérer ce que nous pourrions encore en faire, « nous », c'est à dire les uns et les autres dans ce que nous reconnaissons en commun, en dehors des schémas de consommation que l'industrie promotionne.

Le cinéma n'est pas un art qui nous est extérieur, il a participé de façon profonde à la formation des sociétés contemporaines (pas seulement des Etats-Unis comme on le formule souvent). Le Gentil Garçon, et l'affabilité de son pseudonyme résonne là comme une invitation, nous conduit à prendre possession du fait cinématographique, à travers l'exposition non pas seulement d'une œuvre mais d'un « faire » artistique reconsidéré et mis en situation. The Rise and Fall of Black Light City est un film tourné au Japon qui travaille les faux semblants de l'imagerie numérique. Superficiellement, il pourrait évoquer Tron (1982)[5], le premier film réalisé en images de synthèse, dont les décors virtuels apparaissent sous la forme de tracés lumineux. The Rise and Fall of Black Light City, dans une obscurité colorée, montre des personnages vêtus de costumes étranges qui jouent à des jeux énigmatiques, faisant apparaître des villes ou des avions, des combats de samouraïs (ou ce qui pourrait y ressembler), du théâtre oriental, à défaut d'un terme plus adapté, des actions d'apparition-disparition, sans qu'à aucun moment une narration intelligible ne vienne s'établir. Les figures, les objets, l'espace en arrière-plan sont décrits par leurs contours lumineux, les visages des protagonistes se laissant à peine deviner. Dans une ambiance de sons électroniques, les actions des uns et des autres animent ainsi une aventure spatiale miniature, où l'éclairage dissout la perception des volumes pour affirmer un espace graphique dématérialisé. Il n'y a pourtant ici aucun tracé vectoriel, aucun effet numérique. Tout est conçu comme un petit théâtre où costumes, décors et accessoires sont faits de carton et de papiers pliés aux arêtes marquées de scotch fluorescent. La prise de vue image par image en lumière noire opère la transfiguration en effaçant la pesanteur matérielle des objets. Le cinéma est un leurre, et on n'y voit pas ce que les choses sont vraiment. Dans The Rise and Fall of Black Light City, le hors-champ est constitué précisément, non par ce qui échappe au cadre, mais par ce qui échappe à la perception, c'est-à-dire la vraie nature du spectacle proposé. Une fois encore, Le Gentil Garçon renoue, non sans ironie, avec le cinéma de prestidigitateurs, jadis si populaire, où ce que l'on imagine voir n'est jamais ce qui se passe réellement. Tout se croise ici de notre expérience du film, Tron, Méliès, Star Wars, et, pourquoi pas, du jeu vidéo (Descent dans les années 90, par exemple.

J’ai vu The Rise and Fall of Black Light City mis en situation non comme une vidéo, mais comme un film de cinéma. Isolé dans une salle qui lui est réservée, il est annoncé par une grande affiche à l'entrée et sa diffusion répond au schéma des salles, avec programmation (le film dans 7 minutes...), attente, entracte. Le Gentil garçon renvoie ici à une mémoire commune, à un temps où, justement, les rituels n'étaient pas tout à fait ceux d'aujourd'hui. Art par définition de la reproduction, le cinéma n'est pas dépourvu de site : le dispositif complexe qui le constitue s'attache à des lieux, des circonstances, il englobe certes l'œuvre, mais également toutes les conditions de son occurrence. Le Gentil Garçon dispose ainsi des jeux de signes qui racontent le cinéma sans commentaires, par le biais de l'expérience du spectateur. Le caractère ludique et pseudo-enfantin de son univers est de ce point de vue l'indice d'une médiation, qui invite le passant à s'en saisir pour lui-même. S'il le comprend, le cinéma lui appartient, il peut le faire ou le défaire, le monter ou le démonter dans l'ordre qui lui convient et retrouver dans ses manipulations les plus simples, l'origine de son pouvoir de fascination.

Les Frontières floues est une installation qui, dans son principe, nous déplace plus loin encore. Un vidéoprojecteur, dissimulé à l'intérieur d'une boîte noire maquillée en projecteur cinéma, diffuse à travers une découpe en forme de tête de chat un travelling en noir et blanc, se développant de façon erratique dans un réseau de buissons. La projection échappe ainsi au rectangle standard pour prendre l'aspect silhouetté d'une grande figure animale. Dans le faisceau lumineux, s'interposant entre l'écran et le projecteur, se trouve un mobile suspendu réunissant dans l'espace le nez, les yeux, la bouche du chat. Leur ombre flottant sur le mur hésite et tourne sans arrêt ne parvenant qu'en de brefs instants à se coordonner pour reconstituer la tête sur la forme lumineuse en arrière-plan. Le dispositif met en action un théâtre d'ombres, qui fonctionne de manière autonome dans un système auto-référentiel. Lanternes magiques, spectacles d'ombres, photographies ont fait jouer en leur temps une histoire hésitante du film avant le film : Les frontières floues rassemble ainsi diverses circonstances de l'événement cinématographique. L'installation classique du cinéma rassemblant des spectateurs dans une salle dédiée devant un écran n'était pas écrite ou prévue en 1895 ; Les frontières floues imagine une figure indécise, qui ne prend pas le cinéma pour ce qu'il est devenu, mais disperse des indices sur ce qu'il aurait pu être. En cela l'œuvre produit un réexamen de l'histoire du cinéma, non sur la base de son histoire formelle et littéraire qui considère son mode actuel de réception comme intangible, mais sur celle de sa pratique pour l'inscrire à nouveau dans le champ incertain des arts plastiques. Dans ce contexte, ce n'est plus une histoire « d'histoires » qui se dessine, mais une histoire tactile et expérimentale, où tout pourrait toujours être réinventé.

 

[1]L'image de l'art sépare ses opérations de la technique, qui produit des ressemblances. Jacques Rancière, Le destin des images, La Fabrique éditions, Paris, 2003, page 16

[2]On appelle « found footage » une forme du cinéma expérimental fondée sur la récupération de films trouvés ou l’exploitation de films existants. C'est un cinéma du deuxième temps, de la reprise, du remploi, qui ne fait pas intervenir directement la prise de vues. Lyrical Nitrate de Peter Delpeut se compose de fragments de trente-sept films réalisés entre 1905 et 1920, extraits du catalogue de Jean Desmet (1875-1956), propriétaire de salle et diffuseur de films aux Pays-Bas à cette époque, dont la collection appartient aujourd’hui au Nederlands Film Museum.

[3]Faux Mouvement, Metz, 2010

[4]Technique brevetée par Louis Gaumont en 1890. Il est intéressant de constater comment l’usage des appareils photos numériques a favorisé ou réactivé le développement de pratiques liées à ce type de procédé, fondé sur la capture successive d’images fixes.

[5]Tron, réalisé par Steven Lisberger en 1982, est le premier film à avoir utilisé l'imagerie informatique afin de mettre en place un univers virtuel. Les personnages, joués par des acteurs (dont Jeff Bridges), évoluent dans un monde artificiel dessiné par ordinateur.

 

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bartonfink John Turturro, Barton Fink, 1991