Hasard par Hélène Kelmachter

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

Qualifié d’ « objectif » par les Surréalistes, lié à un enchaînement de coïncidences ou  de rencontres fortuites, le hasard apparaît comme un principe créateur. Présent en filigrane dans l’accident ou contrepoint du système mathématique, l’aléatoire agit comme révélateur de la logique de l’œuvre. Composante essentielle de plusieurs propositions du Gentil Garçon, le hasard est aussi l’un des principes fondamentaux qui guide le cheminement à travers les pages d’une encyclopédie, procédant par écho d’un article à l’autre, invitant, à chaque entrée, à une promenade labyrinthique.

Souvent énigmatique et inexplicable, le hasard apparaît d’abord dans le jeu. Un hasard « aidé »dans la vidéo Good Luck Mr Chance, pour laquelle l’artiste a « truqué »un jeu de cartes en réunissant 54 jokers empruntés à 27 jeux différents. Emballé dans sa boîte d’origine, ce jeu truqué se présente comme un concentré de chance que quelqu’un trouvera, par hasard, dans le rayon d’un magasin. Ce sont, de nouveau, des cartes à jouer que l’artiste utilise pour Empire, mais, cette fois, pour former une architecture aléatoire et d’un équilibre précaire, figée dans l’imminence de la chute. Une chute qui se définit comme le premier hasard dans la création artistique du XXe siècle. En témoignent les collages de Hans Arp, réalisés « selon les lois du hasard », par la chute de morceaux de papier collés tels qu’ils sont tombés sur le support. Ou encore les Trois stoppages-étalon (1913) de Marcel Duchamp, première œuvre revendiquant le hasard comme principe de création, née de la chute d’un fil à un mètre de hauteur. La chute latente du château de cartes de Empire n’est pas sans évoquer l’étymologie arabe du mot hasard et le château de  Hazard (Az-Zard), près d’Alep en Syrie, où les Croisés apprirent un nouveau jeu de dés. L’équilibre fragile du château de cartes se retrouve dans d’autres constructions tout aussi aléatoires du Gentil Garçon, telles que Chorea sancti viti, assemblage de 1001 silhouettes découpées et accumulées en une chorégraphie incontrôlée, où les contorsions de la danse de Saint-Guy prennent corps en une nuée chaotique.

Pour son installation Les frontières floues, projection perturbée par deux yeux et un sourire qui rappelle celui du Chat Cheshire d’Alice au Pays des Merveilles, l’artiste joue sur la superposition aléatoire de différentes images. Par intermittence, le spectateur peut distinguer l’architecture complexe d’un labyrinthe de buis : invitation à se perdre et à se laisser guider par la poétique de la surprise. Une invitation qui évoque les promenades imaginaires des écrivains Surréalistes. Errance et déambulation nocturne à travers les rues d’une ville, dont les noms ont été remplacés par des visages, Street Spirits rappelle les pérégrinations parisiennes d’André Breton décrites dans Nadja. L’écrivain y expérimente le hasard objectif, qui prend l’apparence fortuite d’une rencontre amoureuse au hasard de ses déambulations urbaines, dont le but est de provoquer les « effets de rencontre » propres à éclairer le promeneur sur ses propres désirs. Proches des jeux collectifs des Surréalistes, des dessins automatiques aux cadavres exquis, visant à traquer l’insolite et mettre le hasard à contribution, la série Supergribouillepen décline, de manière thématique, des motifs dessinés de mémoire, d’un seul trait, à même le mur jusqu’à épuisement de l’encre. Ces dessins non préparés laissent surgir les réminiscences de la mémoire, du rêve ou de l’inconscient.

Le lien souligné par les Surréalistes entre le hasard et l’amour, trouve un écho dans Tout l’amour qui énumère toutes les couples qu’il est possible de former avec les lettres de l’alphabet. Succession de cœurs enfermant deux initiales, peints en rouge ou gravés sur des bancs (dans la seconde version), le hasard de la rencontre amoureuse croise ici la logique mathématique. Principe aléatoire du hasard et probabilité mathématique se conjuguent également dans le tableau macabre de Pendant ce temps-là, nulle part, où s’affiche, en direct et selon un rythme aléatoire, le nombre de morts depuis le début de l’humanité. La rencontre de la science et du hasard s’opère sur un mode humoristique avec Newton : cette sculpture, qui met en scène l’accident d’un skater prisonnier d’une gangue de béton, tête en bas, défie les lois de la gravité et interroge les théories de Newton, pour qui le monde ne doit pas son existence au hasard.

Déployant le principe de hasard à l’échelle d’une installation monumentale, Le Gentil Garçon dresse dans La grande décomposition, l’inventaire des transformations d’une série d’objets disposés sur un bureau. Pomme, bonhomme de neige, ordinateur, livre, cocotte en papier, ampoule... subissent des métamorphoses jusqu’à se décomposer ou disparaître. La rencontre inattendue d’objets qui ne semblent pas a priori avoir de rapport les uns avec les autres, rejoint une fois encore l’esthétique surréaliste et rappelle la Table Surréaliste (1933) d’Alberto Giacometti, assemblage d’éléments qui renvoie à la définition de la beauté par Lautréamont : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». L’inventaire rigoureux des objets à l’œuvre dans La grande décomposition se rapproche également de la Topographie anecdotée du hasard (1962), petit opus de Daniel Spoerri dans lequel il décrit minutieusement les quatre-vingts objets présents sur la table de sa chambre.

Le caractère destructeur du hasard évoqué par La grande décomposition se retrouve dans Sept cent soixante-dix-sept ans de malheurs, une mosaïque composée de 111 miroirs carrés brisés. Cet assemblage de miroirs striés d’éclats convoque une référence essentielle de l’histoire de l’art : Le grand Verre de Marcel Duchamp, pour laquelle l’artiste accepte le sort de cette œuvre brisée lors d’un transport et fait sienne l’intervention du hasard.

Le hasard de la destruction comme principe créateur intervient également dans la performance-concert Phoenix, pendant laquelle chaque touche d’un piano éphémère fait éclater un verre. Cette œuvre rappelle à quel point musique et hasard sont liés, comme l’a souligné John Cage pour qui l’aléatoire est au centre de la composition musicale. Lui-même a expérimenté les sonorités d’un « piano préparé », introduisant divers objets sur les cordes afin d’en modifier le timbre. Le Gentil Garçon prolonge cette expérience d’un piano modifié, mais cette fois d’un point de vue plus formel que sonore, avec La méthode Rose, installation à géométrie variable pour laquelle les visiteurs décomposent et recomposent, à l’aide de blocs de bois noirs et blancs, les touches d’un piano à queue. La forme échappe ici au créateur ; la participation du visiteur est source d’aléatoire.

Générateur de surprise et d’imprévu, le hasard est aussi créateur de sens. Ainsi, est-ce après avoir intitulé son installation Les barricades mystérieuses, que Le Gentil Garçon découvre que ce titre avait déjà été utilisé par Couperin pour une pièce pour clavecin de 1717, par Magritte pour un tableau de 1961 ou encore par plusieurs auteurs pour diverses œuvres littéraires ou poétiques. Principe créatif, le hasard tisse ainsi des liens d’une chose à l’autre, d’une œuvre à la suivante, d’un article de l’encyclopédie au reste du volume.

 

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brazilSMALL Jonathan Price, Brazil, 1985

 

 

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