Ignorance par Anne Couzon Cesca
extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011
Vaincre l’ignorance telle serait la vertu d’un ouvrage encyclopédique qui se consacre à épuiser un si jeune sujet. Mais ne sommes nous pas frappés par quelques incertitudes quant au but poursuivi si l’on reprend sous un autre angle l’intitulé qui gouverne l’ensemble Tout Le Gentil Garçon ? Bien que l’auteur soit productif, son œuvre continuera à s’écrire pendant des années avec cette dose d’opiniâtreté dont ses productions artistiques témoignent aujourd’hui. Nous pourrions alors nous interroger sur le bien-fondé de cet ouvrage, sorte de sécatif inopérant sur une matière peinte encore fraîche. Notons que ce dernier se compose de contributions d’auteurs d’origines et de registres expressifs variés. Et bien que le Gentil Garçon s’abrite derrière un nom d’emprunt, soit disant naïf, comment ne pas penser à son choix d’inclure au sein de cette édition des spécialistes de l’art et des participants dont la seule particularité serait d’accorder une attention particulière à son œuvre. Il y aurait donc dans cet acte de réunir de telles natures distinctes d’auteurs un geste artistique à saisir. Cette part d’intention pourrait se traduire par la création dans l’ombre d’une population hétéroclite additionnant les commentaires de ceux qui savent à ceux produits par de simples curieux et révèle par là-même l’importance qu’accorde le Gentil Garçon à ce phénomène disparate propre à définir toutes connaissances. De ce contraste nous nous emparons pour relire cette tradition exploratrice du « que sais-je » si formellement présente dans la relation protéiforme que cet artiste établit avec l’art au travers de ses protocoles d’écriture. Chez Le Gentil Garçon, l’inconnu est un territoire à exploiter autant qu’à explorer, ce qui est rendu évident par la création d’un grand nombre d’œuvres traduisant cette inclination pour le sondage de sa mémoire ou de son imagination. Par exemple, il crée en 2003, L'homme de Mnémosyne qui est un squelette carencé en résine, seuls les os dont l’auteur connaît à la fois le nom et le positionnement sont représentés. C’est aussi le cas du Supergribouillepen qui depuis 1999 s’active pour révéler à main levée et sans répit pour l’outil l’état de sa mémoire, ou de son imagination selon des thématiques sans cesse déplacées. Mais ce protocole met également en évidence l’inefficience de l’outil dont l’encre s’estompe jusqu’à l’étranglement et clôture sans succès l’intention initiale de parvenir à l’exhaustivité. L’évolution de ses projets ouvre progressivement ce sondage personnel à des espaces de la connaissance partagée. Ainsi Street Spirits confond au cœur d’une édition les objectifs du recensement nominatif des rues de la ville de Rennes à la mémoire lacunaire qu’internet véhicule sur nos postes informatiques, en nous livrant les traces des figures présentes derrière chaque nom d’artère urbaine. Les différentes résolutions des images qui composent cette œuvre nous renseignent sur les degrés d’obsolescence des sujets ainsi convoqués, et c’est bien là une nouvelle tentative de détecter les phénomènes ignorés ou enclins à le devenir, par une collectivité d’hommes cette fois.
Nombreuses sont donc les œuvres qui s’engagent sur cette voie périlleuse du tout savoir, tout comprendre, tout révéler, et c’est là encore un paradoxe intentionnel de ce créateur, perceptible si l’on s’attache à détecter l’influence du prisme ignorant qui borde systématiquement sa démarche.
C’est au rythme avec lequel ses interrogations s’enchaînent que se révèle le portrait d’un artiste désireux d’inclure les failles humaines d’une inspiration dévorante. A l’instar de cette figure Wilson Bentley (1865-1931) incarnation vivante de Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, dont Gentil Garçon s’inspira pour réaliser Le Triomphe de la neige. Ce photographe qui consacra sa vie entière à l’énumération photographique des formations de cristaux de neige accrocha 2500 images à son palmarès. Ce fermier devenu photographe, animé par le désir d’anéantir la part ignorée de son sujet, serait un fou héroïque et cette étiquette comportementale traversant le temps adhère à son tour à l’œuvre et au personnage du Gentil Garçon. Cette tendance du « tout » associée à d’inévitables stratégies d’épuisement définirait peut-être en creux l’aveu d’une ignorance-origine, moteur d’un engagement artistique. L’origine du Gentil Garçon : il est coiffé d’une grosse tête à peine ajourée, laissant une place importante au vide et il déambule ainsi quasiment à l’aveugle dans des espaces publics lyonnais. C’est au travers de cette première série de performances qu’il définissait les pourtours de son personnage, artiste issu d’une génération spontanée, exempte des influences de l’enseignement artistique. Mais c’est loin d’être l’expression d’un désir de méconnaître l’art en s’en tenant à l’écart mais bien plus le choix d’un positionnement où feindre l’ignorance (toute excusée si l’on considère que le Gentil Garçon est de 20 ans le cadet de son créateur) lui permettrait de justifier de son obstination à reprendre ces sujets à la source.
Dans ses Essais, Montaigne rapporte les propos de Platon : « l'ignorance des auditeurs prête une belle et large carrière et toute liberté au maniement d'une matière cachée » qu’en est-il de l’ignorance de l’auteur quand il est investi dans une entreprise de manipulation de matières connues de tous, mais proposée comme ignorée de lui?
L’ignorance du Gentil Garçon est donc un ingrédient impliqué dans une cuisine qui revisite ce que nous savons déjà ou pensons connaître et que le créateur découvrirait pour la première fois et ce en toute logique avec la genèse de son personnage. Les différentes stratégies d’actions qui caractérisent le chercheur dans sa quête sont ici très clairement discernables. Aussi nous soulignerons encore la prédominance de certaines attitudes répétées dans son œuvre et dont le moteur serait l’aveu d’une impuissance autant que d’une ignorance de la voie à poursuivre. Ainsi l’ensemble des boucles, réseaux confus, enchevêtrements et autres sujets d’accumulation, caractérisent ce statut de créateur qui ne veut pas oublier la question des origines et veut mettre en évidence la pénibilité de tout apprentissage, de tout commencement, Where Da Hell Are We Going?. Une dernière obsession serait à même de nous extraire de ce chaos par l’évocation si fréquente du rebond rattaché aux motifs de balles incorporées régulièrement à ces performances, installations, projections. Ce dernier emprunt, désignerait peut-être un potentiel d’ouverture via la diversité des trajectoires et la considération d’un hors cadre que peuvent atteindre ces projectiles ronds faisant de l’ignorance une matière vertueuse qui communiquerait avec des espaces encore inexplorés par l’artiste.
Enfin, s’il fallait, tout en suivant cette dynamique, conclure par l’élaboration d’un « statement » approprié à l’usage de l’ignorance dans l’œuvre de Gentil Garçon, ce dernier pourrait bien déclarer un jour en lieu et place d’une argumentation éprouvante : « Je ne sais rien mais je vous dirai tout ».