Imagination par Emmanuel Latreille
extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011
Rappelons-nous la définition de l’imagination donnée par Oscar Wilde à Bosie dans la lettre qu’il lui adresse du fond de son cachot : « Souviens-toi que l’imagination est la qualité qui permet à quelqu’un de voir les choses et les gens dans leurs relations réelles et idéales ». Ce qui conduit à cette évidence : la qualité d’imagination ne vaut que si on la suppose également aux autres. Davantage encore : qu’on la suppose inhérente aux choses mêmes. Rien ne sert d’avoir de l’imagination tout seul, ou de se flatter de posséder une riche force inventive, une capacité de compréhension unique ou supérieure : l’imagination est ce qui permet d’échanger avec les autres, en tant que les autres, avec leur propre imagination, vous permettent d’être en relation avec le monde, avec eux, et avec vous-mêmes. C’est bien ce que demande Oscar à son ami, qu’il songe à lui ou, comme on dit couramment, « qu’il se mette à sa place ». Et, le « voyant » dans sa situation concrète et idéale, s’enquière de sa santé et de son état moral. Mais Bosie n’a pas d’imagination. Bien sûr, il écrit des vers, et voudrait les publier en les dédiant à son génial aîné : quelle pauvre imagination ! Utiliser la misère des autres pour sa propre gloire est une des conséquences les plus fâcheuses du manque d’imagination. L’imagination, c’est ce que Casanova appelait pour sa part « l’esprit », qu’il reconnaissait d’abord à ces jeunes femmes qui, rompant tout préjugé, le retrouvaient dans l’amour. Car l’imagination est le fondement de l’amour. Il est ce qui le permet et en favorise aussi l’approfondissement, justement parce qu’il n’est pas « superficiel » (« The supreme vice is shallowness » écrit encore Wilde) aidant à saisir les « relations » qui tissent la réalité concrète (on pourrait presque traduire « real » par « physique », avoir conscience de la dimension physique de l’autre) et idéale (on devrait dire : souhaitable, rêvée, imaginable donc !) de l’autre, quel qu’il soit, chose, animal, être humain.
Autant la dialectique est un processus intellectuel - presque une technique de l’esprit - qui s’efforce de rapprocher et de réunir le même et l’autre considérés comme des réalités incompatibles, autant l’imagination est une qualité immédiate, immanente, et probablement peu enseignable. On pourrait la considérer comme une faculté innée, un talent naturel qui saisit aussitôt la relation d’une chose et d’une autre, et favorise l’approche de ce qu’elles sont en elles-mêmes. Qui a de l’imagination est en accord avec le monde comme espace de relations infinies et n’a pas besoin de chercher autrement sa propre identité (c’est le cadet des soucis des grands artistes), trouvant d’emblée ce que l’exercice intellectuel le plus raffiné ne permettra jamais d’atteindre qu’imparfaitement. En art et en poésie, c’est l’imagination qui vaut seule. Ceci dit, les meilleurs penseurs sont surtout des imaginatifs : prenez Pierre Bourdieu, faisant remarquer aux artistes contemporains, avides de technologies nouvelles, que la plupart des gens ont acquis depuis longtemps l’usage du tableau et que, si l’on veut permettre à leur imagination de se déployer, il est indispensable de leur permettre de conserver active cette relation-là. Cette remarque est le fruit de la puissante imagination de ce qu’est un spectateur quelconque, dans une société donnée, l’occidentale. C’est d’ailleurs probablement parce qu’il n’est pas artiste que Bourdieu peut imaginer les relations réelles et idéales d’un spectateur d’art contemporain. A contrario, beaucoup d’artistes, qui ont appris que « c’est le regardeur qui fait le tableau » (Duchamp), manquent d’imagination en ce qui concerne les conditions d’exercice de l’imagination de ceux auxquels ils destinent leurs productions. Peut-on le leur reprocher ? Oui. Dans l’histoire du modernisme, les avant-gardes artistiques avaient décidé de bousculer les relations réelles et idéales qui permettent à chacun de se rendre imaginatif. Mais c’était pour en inaugurer de nouvelles. Après plus d’un siècle de bousculade des spectateurs, il en va désormais comme si la plupart des artistes avaient la crainte que les spectateurs deviennent plus imaginatifs qu’eux ! S’étant mis en tête de modifier de leur seul point de vue les relations des gens avec leur univers environnant, ils considèrent comme naturel de couper court à toute « délégation d’imagination ». Le moyen le plus souvent employé aujourd’hui est de mettre en œuvre des rapports (collages, associations de médiums, motifs et références, histoires et anecdotes) tellement complexes, qu’elles ne permettent pas à l’imagination de quiconque de tisser ses propres liens, l’artiste conservant la clé de sa construction sans se demander si même un enfant pourrait en faire usage. Cette perversité – largement répandue mais presque invisible par ceux-là mêmes qui prétendent libérer les autres de leurs chaînes de convention (mais justement, n’y a-t-il pas dans cette ambition une coupable méprise ?) - vient de ce que beaucoup d’artistes se veulent dotés d’une imagination supérieure, unique, et ne comprennent pas bien ce qu’est l’imagination comme faculté de don universel. Pensant que se décrète le changement des autres, ils tuent le spectateur comme force d’action imaginative. Et contraignent son cadavre à communier dans la Mort universelle (l’œuvre de Christian Boltanski pourrait aujourd’hui en donner une idée plutôt juste, mais très loin d’être exclusive…).
Le Gentil Garçon est en effet doué d’une grande imagination : il fait des œuvres avec le souci constant d’une vision des autres. De ce qu’ils sont, là où ils sont. On doit mentionner comme révélatrices de cette faculté, toutes les pièces qui renvoient à l’apprentissage, notamment celles qu’il a produites dans l’exposition intitulée La Méthode Rose, en 2010 : La méthode Rose elle-même, est une pièce dont la mise en place est déléguée à deux enfants, qui organisent selon leur bon vouloir et leur rêverie du moment des pièces de bois peintes en noir et blanc, comme les touches agrandies d’un piano. Cette action de certains « publics » fait écho à la proposition d’interactivité avec les spectateurs pour Take the Painting and Run : dans le premier cas, Le Gentil Garçon offre une simple occasion à deux enfants de s’amuser à bricoler, et à apprendre à construire l’espace, une initiation à la sculpture, et dans le second il est attentif à satisfaire la frustration « cleptomaniaque » de tous, afin probablement d’éviter de plus néfastes débordements de cette pulsion ! On sait bien que la propriété n’est pas uniquement le corollaire du système marchand, mais qu’elle est le reflet du narcissisme généralisé de l’époque. Dans la même série, Fritz est une sculpture gonflable destinée à ce qu’un chat y trouve le plus grand confort pour dormir en paix, au ronronnement d’un ventilateur bien plus efficace pour lui qu’une berceuse de Mozart et que les poubelles traditionnelles… Révolution, une série de panneaux noirs et de piques en bois dessinant contre le mur blanc sur lequel ils sont appuyés le motif d’un clavier géant de piano verticalisé, offre surtout les outils pour manifester une colère révolutionnaire bien éloignée de l’apprentissage de la musique (qui, comme chacun sait, adoucit les mœurs…). Et Memory Melody est un dessin de clavier réalisé avec des post-it roses et jaunes sur une console noire, qui permettra à son acquéreur de trouver dans l’instant un morceau de papier pour noter les choses dont il doit se souvenir, sans avoir à se retenir pour ne pas mettre en péril l’intégrité de l’œuvre d’art qui lui servira de meuble : les touches de ce piano seront très facilement remplaçables !
Mais c’est à un toute autre niveau encore que Le Gentil Garçon convoque l’imagination du spectateur : dans ses références et expériences elles-mêmes, dans les usages qu’il a de telle ou telle matière, forme, technique, image appartenant à un fonds culturel commun, rattachant le destinataire des pièces à différents aspects de l’histoire sociale collective, par exemple ses rituels calendaires, entre autre. Les fêtes de Noël sont ainsi particulièrement revisitées, que ce soit avec Monstre soldes, tête géante de Père Noël en sacs de supermarchés, ou avec la déclinaison des bonhommes de neige de Tendu vers l’absolu, 21st Century Schizoid Snowman, La Grande décomposition, Le Triomphe de la neige, et de La note Orange. Par cette reprise d’un même motif terriblement répandu, et pour ainsi dire éculé, Le Gentil Garçon ouvre sans retenue la boîte à imagination de chacun, et permet encore de s’étonner des rêveries nombreuses qu’elle permet : les jeux d’images – comme on pourrait dire les jeux de mots – sont infinis, parfois assez proches de modestes dessins de journaux ou de caricatures de presse mais ils sont, de ce fait, justement capables, comme autant d’œuvres d’art renvoyant à la peinture, à la sculpture, à l’architecture ou au cinéma, de « parler » à beaucoup de tant de choses si complexes. Ainsi, si Tendu vers l’infini est une blague qui pique le sérieux de l’activité artistique fétichisée dans le « tableau », 21st Century Schizoid Snowman évoque le système brutal et séducteur de la consommation de masse (la carotte et le bâton comme dit l’artiste), La Grande décomposition est une méditation profonde sur l’écoulement du temps et la mort qui est au bout de la fonte de nos vies, tandis que Le Triomphe de la neige est un miracle onirique d’espace infini et La note Orange enfin, le plus génial hommage rendu à la mélancolie de l’enfant qui a compris que l’apprentissage le sortira de l’enfance même… Un hommage à l’ennui, dont chacun sait qu’il est le meilleur auxiliaire de l’imagination.
Le Gentil Garçon ne paraît pas souscrire une minute à « l’égoïsme de l’artiste » à l’écoute de sa « nécessité intérieure » avant d’être rejoint par des foules aveugles et reconnaissantes de tant d’obstination solitaire. Il semble doué d’une imagination innocente (« tu parles ! »), et c’est pourquoi les images apparaissent en nombre autour de lui : elles le recouvriront d’une gloire populaire.