Ironie par Yves Tenret
extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011
« Je suis de mon cœur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés,
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire ! »
L’art du vingtième siècle, du moins de ce que l’histoire en retiendra, appartient totalement à l’ironie c’est-à-dire à Dada et à Duchamp. Tous les moyens déployés par Dada, hasard, scandale, destruction de toutes les valeurs, l’ont pour fondement. Le caractère destructeur est jeune et enjoué constatait Walter Benjamin. Ce qui nous incite à porter l’accent dans le syntagme « Le Gentil Garçon » sur son deuxième terme : « garçon ». « Gentil » sent son poids d’ironie mais « garçon » y introduit un arrière-fond à consonances dramatiques et la conjonction des deux nous laisse espérer la révélation de bien des potentialités. Le Gentil Garçon, comme Raoul Hausmann dans le slogan suivant, « Oh ! Proctature du Dilettariat ! », défait le jeu, brasse les cartes et les redistribue dans un autre ordre (de pensée).
L’ironie est trop morale pour être artiste et trop cruelle pour être comique. Art, comique et ironie n’existent que là où se relâche l’urgence vitale. L’ironie, contrairement à l’humour, ne cherche pas à apprivoiser le danger. Elle lui est consubstantielle. Socrate, de ce jeu, en est mort. L’ironie de Cervantès ou de Shakespeare ne fait pas dans le détail mais s’exerce sur la totalité du récit et du monde. « Ironiser, c’est s’absenter », écrit A.Blok. Effet archi présent chez Le Gentil Garçon. L’esprit se décolle des préoccupations immédiates, des routines et cesse d’adhérer à l’ordre des choses. L’ironie contraint le quotidien et l’événementiel à se placer dans une perspective différente – ils changent leur place respective.
L’ironie délivre de la grossierté crasse de l’ego. Elle pétille, c’est une griserie légère qui nous décrasse de l’habitude. La conscience se nie pour mieux s’affirmer, se dépasser. Elle est quiétisme : on se tait, on ne développe pas. C’est l’école buissonnière. Elle ne prend rien au tragique. Pas de pathos. Satie face à Wagner. L’humour, c’est l’humeur et l’ironie n’a pas d’humeur. L’ironie ne pleure ni ne rit, elle sourit.
« Le but de l’ironie n’était pas de nous laisser macérer dans le vinaigre des sarcasmes ni, ayant massacré tous les fantoches, d’en dresser un autre à sa place, mais de restaurer ce sans quoi l’ironie ne serait pas ironique : un esprit innocent et un cœur inspiré ».[1]
Le Gentil Garçon, n’étant jamais grave, n’est jamais ridicule. Comme dans la chanson d’Alain Bashung, Retours[2], il n’adhère à rien, il colle un peu (et même beaucoup) mais n’attache pas. Il effleure, sciences ou arts, et ne semble que de passage. Si la tonalité générale des ses pièces peut paraître, dérisoire à certains, aucune n’affiche de cynisme. Le cynique contemporain accepte le monde actuel d’autant plus qu’il est fait sur mesure pour lui. Le Gentil Garçon ne sent pas plus malin que les autres. Il ne cherche jamais à choquer, à se faire remarquer. L’ironie est cyclothymique et humiliante (pour ses victimes et comme elle est le plus souvent tournée contre soi…). L’humour est grégaire ; il pactise. L’ironie n’a pas de ces faiblesses. Mais c’est à elle qu’on fait appel pour chasser la mélancolie. Les énoncés ironiques sont des énoncés inadéquats, un décalage entre le fait attendu, désiré et la réalité, nos aspirations et leur réalisation. Forme à la fois de politesse et de désarroi.
« Un jour je les comptais. Trois cent quinze pets en dix-neuf heures, soit une moyenne de plus de seize pets à l’heure. Après tout ce n’est pas énorme. Quatre pets tous les quarts d’heure…»[3]
Le Gentil Garçon a le sens du détail et surtout de celui qui est ridicule. Il fonctionne au défi mais c’est lui-même qu’il met en boîte. Il ne joue pas à être artiste. Il joue, c’est tout ! Il est anti-dogmatique et pragmatique tout en ironisant sur le côté hyper pragmatique du système dans lequel nous baignons. Chez lui, rien n’est jamais littéral et fonctionne, en général, comme dans la plus pure des ironies, par le télescopage de deux réalités antinomiques. Ses choses sont non signifiantes, soigneusement dépourvues d’utilité. Comme le remarque Bram van Velde : Il ne faut pas croire que parce qu’on accepte de n’être rien, on devient un homme exceptionnel.Le Gentil Garçon a choisi d’être quelque chose, des bricoles ingénieuses, jouets pervers et polymorphes. Ce qui compte pour lui, ce sont le mouvement, la grâce, la fluidité qui ont à s’incarner encore, encore et encore juste pour exister. Et de cette incarnation, l’ironie en est le relais. De même que l’art, pour continuer à exister, doit perpétuellement se détruire, renoncer à tout esprit de sérieux et à toute garantie de pérennité, la conscience ironique doit commencer par s’autodétruire pour exister. Marionnette étrange, ce Pinocchio, comme un facteur qui construit un palais, une repasseuse qui dessine des baisers passionnés, un douanier qui peint des jungles d’appartement, est un vieil enfant incroyablement concentré sur ce qu’il fait.
« Comme Françoise attachait une importance extrême à la qualité des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son oeuvre (le boeuf à la gelée), elle allait elle-même aux halles se faire donner les plus beaux carrés de rumsteck, de jarret de boeuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les carrières de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II ».[4]
Railler est une compulsion. Avant d’être pudeur, Le Gentil Garçon est bonne et mauvaise conscience, une force et un remord. Charlatan, jongleur, funambule, pour ne pas être joué par elles, il rejoue sans cesse ces peurs, ces craintes, ces terreurs. Ni apollinien, ni dionysiaque, juste inquiet, pour ne pas se figer dans on ne sait quelle graisse, il s’autodévore. Hegel, Nietzsche, Satie, maîtres es ironie. Sterne. L’encenser ! Flaubert, son dico… Ce qui rend supportable une autobiographie n’est-ce pas avant tout l’ironie ? Montaigne, Rousseau, Wagner, et cætera, les exemples sont trop nombreux pour les citer tous.
Stendhal, jugeant que l’ironie était la caractéristique par excellence des Français, le déplorait car elle tue tout enthousiasme à la source. Rien n’échappe à la dérision. On pourrait ajouter que, contrairement au cynisme qui le renforce, l’ironie est abrasive pour l’ego. Pensons à l’art contemporain, 100% parodique et dépourvu de toutes passions, préférant le geste spectaculaire à la parole discursive, l’objet manufacturé aux pratiques artisanales, l’événement au monument. Hegel, de même, critique l’ironie qui en décortiquant ce qu’elle analyse détruit tout idéal transcendantal. Le cynisme du livre de Diderot, Le Neveu de Rameau, lui est insupportable. Pour lui, si souvent l’ironie est nécessaire, elle n’est qu’un moment qui doit être surmonté car elle repose sur une base fausse : l’idée que l’on puisse être hors du monde. « Si la conscience simple enfin réclame la dissolution de tout ce monde de la perversion, elle ne peut toutefois demander à l’individu de s’écarter de ce monde, car Diogène même dans le tonneau est conditionné par lui »[5]. C’est fort, non ? Tout Marx est déjà là… Et la Modeste Proposition de Swift et le merveilleux aphorisme de Lewis Carroll : « J’aime tous les enfants. Sauf les garçons évidemment ». En art, quand on pense ironie, nous viennent à l’esprit une foule de noms dont ceux de Salvador Dali (disant à Jacques Chancel : « Le clown, ce n’est pas moi, c’est vous ») ou de Joseph Beys, expliquant, en 1965, un tableau à un lièvre mort ou proposant, pour des raisons esthétiques, de rehausser le mur de Berlin de 5 cm. Et l’ironie du Tao ! La plus stimulante de toutes. Mais ceci est une autre histoire…[6]
—[1] Ch. Baudelaire, Spleen et Idéal, « L’Héautontimorouménos ».
—[2] V. Jankélévitch, L’Ironie, 1937.
—[3] A. Bashung, Pizza, 1981.
—[4] Samuel Beckett, Molloy, Paris, 1951.
—[5] Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, 1919.
—[6] G.W. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, t.II, p.82, Trad. Hyppolite, Aubier Montaigne.
—[7] Y. Tenret, Portrait de l’artiste en révolté, Paris, 2009.