Mort par Jackie-Ruth Meyer
extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011
Dans les sociétés occidentales antérieures, l'art, en contact direct avec l'infini, défiait la mort et transcendait la vie. Le monde était alors bien ordonné, la culture ritualisée, l'organisation sociale verticale, les valeurs supposées universelles, les pouvoirs terrestres et célestes bien répartis. La vie était une étape à surmonter et le sublime à la portée du génie, don divin. L'immortalité n'était qu'une affaire de temps. Aujourd'hui le temps est fragmenté, l'espace quadrillé, les cultures diversifiées, les rites individualisés, la vie, le seul horizon fiable et la mort, cette imperfection de l'humanité, socialement tabou. Il est couramment admis que l'on reconnaît le degré de civilisation d'une société à la façon dont elle traite ses morts. En occident, au XXIe siècle, on la soustraite rapidement, pour qu'elle ne ralentisse pas la vitesse exigée par l'adaptation à la capitale fulgurance de la croissance permanente.
L'art funéraire égyptien rappelait la mémoire des morts auprès des vivants, accompagnait les partants dans le voyage vers l'au-delà pour l'éternité, tandis que les Grecs, du Ier au IVe siècle, brûlaient leur image de papier en même temps que les défunts pour souligner le caractère transitoire du passage. Les gisants affichent toujours un repos serein au cœur des édifices religieux ou des musées, alors que les transis, au XIVe siècle, ont révélé la transformation mortifère des chairs. A partir du XVe siècle la connaissance anatomique rend la mort plus réaliste et sa représentation plus ambiguë, en mesurant la difficulté de la penser. Et la vanité, sous toutes ses formes à travers les siècles et les arts, médite sur la vacuité de l'existence vouée à une fin certaine.
L'art contemporain, en perdant sa dimension transcendantale pour se lier à la trivialité de la vie, n'a jamais rompu sa relation avec la mort et ne cesse de la réinventer. Le Gentil Garçon fait partie des artistes, qui l'invitent pour dévoiler le refoulé social et garder le contact avec la conscience de la finitude, dont on peut penser qu'elle caractérise l'humanité en tant que telle. Damien Hirst a mis des corps d'animaux morts et découpés en vitrine, a laissé les mouches danser sur les cadavres, a serti un crâne de diamants, révélant ainsi, par un choc culturel, le pouvoir attractif et mortifère de la valeur de l'art dans la société actuelle. Niki de St Phalle a invité la mort dans son œuvre, en attaquant ses peintures à coup de fusil ou en dressant des effigies à la figure de la mort, dans son jardin des Tarots. Annette Messager a rejoué la terreur enfantine face au néant pour l'exorciser, Christian Boltanski a rappelé les disparus à la mémoire du monde, dans de nombreuses œuvres, avant de parier sur sa durée de vie en vendant l'enregistrement quotidien de son atelier en viager, à un collectionneur. Jochen Gerz a inscrit le nom des cimetières juifs existant avant le nazisme en les dissimulant sous les pavés de ce qui est devenu la Place du Monument Invisible à Saarbrücken, autour du château qui a servi de base à la Gestapo ; il leur donne ainsi la présence de l'absence. Ces artistes et beaucoup d'autres ont choisi de renouer avec cette dimension hautement significative de l'expérience de la vie et de la société.
Le Gentil Garçon, quant à lui, laisse la mort hanter son travail, en sourdine, comme une petite musique, sans apparente gravité. Sa présence est signalée par certains titres, de façon directe ou indirecte, Célébrations, L'amour à mort, La Grande décomposition, Phoenix,... Il la distille comme un goût permanent, dans des processus intégrant le déroulement du temps vers une fin, comme dans Un millier d'années, Picnolepsie, Empire, Scotch 3000, Mille heures de réflexion, Supergribouillepen,...L'accident est un autre moyen d'activer ce fond froid, dans Bubble Clock, Newton,.... Les squelettes, les os, l'archéologie la mettent en image, comme dans L'homme de Mnémosyme, Cératopidoïde, Pac-Man... La présence fantômale des morts est convoquée dans Street Spirits. Et dans Pendant ce temps là, nulle part, programme informatique qui compte les morts en direct et donne une estimation de leur nombre depuis le début de l'humanité, la mort se faufile par la statistique.
Cette omniprésence de la mort n'est jamais affrontée de face, l'artiste trouve des formes d'évitement, par la ruse, l'humour, la dimension scientifico-poétique, les processus temporels, les allusions métaphoriques, les rythmes (du battement du coeur), etc... La mort est abordée de façon indirecte, comme en jouant, pour ne pas troubler l'ordre apparent des choses, comme si elle n'était pas inéluctable, comme le prétend l'esprit mercantile du temps. C'est un souffle qui anime constamment son travail et ne prend jamais l'ampleur d'une tempête tragique. C'est un bruit de fond, qui participe de la singularité du travail de l'artiste, c'est le tempo qui crée la dynamique de rebondissement des thèmes et des séquences. La mort avance masquée par des formes pop, de gaies couleurs, pour rappeler, malgré la société qui la nie, avec ses moyens mêmes, les enjeux de toute œuvre, de toute vie, le dépassement de la fin. C'est ainsi que la finitude conditionne l'apparition de la vie et de l'art. Récemment des journaux ont annoncé que la science serait très prochainement en mesure de découvrir la manière de déprogrammer l'horloge biologique humaine, de façon à ce que nul ne meure plus sauf par accident. Cette fantastique perspective, objet de quête depuis la nuit des temps, peut facilement conduire au cauchemar éternel. Aussi Le Gentil Garçon prend soin de choisir des matériaux périssables, des formes mineures, des sujets évanescents, des postures sans pouvoir et, par ces esquives, il continue à alimenter le désir de créer et d'explorer sans fin.