Musique par Hélène Kelmachter

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

Que ce soit à travers l’image récurrente du piano ou celle de la platine de disque, la musique est l’un des thèmes fondamentaux qui traversent l’œuvre du Gentil Garçon, au point d’être même le fil conducteur de son exposition La méthode Rose en 2010.

Procédant par une série de déplacements, l’artiste joue sur les mots et les choses, court-circuitant le sens par ses associations visuelles. Pour Sonic (2002), il place un Frisbee sur une platine de disque, laissant entendre une « musique », fragile et décalée, dont les vibrations font osciller un avion en papier sur une tige fixée à la membrane du haut-parleur. Petit dispositif qui conjugue l’humour et la poésie, cette œuvre semble également lancer un clin d’œil aux hasards de l’histoire, rappelant, sans en avoir l’air, que le disque volant fut inventé en 1948, la même année que la commercialisation du microsillon. L’objet volant étant ici, non pas le Frisbee, mais un petit avion de papier qui n’atteindra jamais la vitesse du son. Appareil presque anachronique, la platine de disque fait de nouveau son apparition dans une œuvre de 2008, Rock Music, où l’artiste s’amuse, une fois encore, de la polysémie. Le diamant du bras de lecture est ici remplacé par un fragment de cristal de roche : diamant, roche, Rock se superposent pour réunir l’histoire de la technique et celle de la musique. Visuelle et épurée, cette œuvre, bien que silencieuse, évoque métaphoriquement une musique cristalline. Un son cristallin orchestré et expérimenté quelques années plus tôt par l’artiste, au cours d’une performance : un « micro-concert expéditif » donné le 21 mai 2002. Lors de cette double action de création/destruction dont l’installation Phoenix (2002-2003) garde la mémoire, il fit éclater 98 verres en frappant chacune des touches d’un piano détourné. Des débris de verre, il fit renaître un long cor, dont l’étonnante transformation rappelle les vers d’Alfred de Vigny : « Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge ». Si elle fait partie des œuvres les plus surprenantes du Gentil Garçon, Phoenix s’inscrit aussi dans un héritage de l’histoire de l’art, évoquant les « colères » d’Arman - notamment celle qui donna naissance au Chopin’s Waterloo (1962) - ou encore les concerts-destruction des artistes de Fluxus.

Mais le goût du Gentil Garçon pour la musique s’exprime plus sereinement et tout particulièrement dans une exposition qui en épuise le thème, à travers le motif métaphorique du piano. La méthode Rose - installation éponyme de cette exposition présentée à Villeurbanne en 2010 -, évoque littéralement l’approche pédagogique inventée par Ernest van de Velde, qui a formé des générations de pianistes. Avec cette célèbre Méthode rose, l’apprentissage du piano est un jeu d’enfants et l’artiste invite ces derniers à en faire ici l’expérience, en assemblant des blocs de bois blancs et noirs sur un tapis rose, découpé à la forme d’un piano à queue. Si l’étude du piano se veut ludique, elle peut apparaître aussi comme un cauchemar pour les jeunes apprentis musiciens. En témoigne la sculpture Les gammes du Docteur T (2010), hommage au film réalisé par Roy Rowland en 1953, Les 5000 doigts du Docteur T, dans lequel un garçon d’une dizaine d’années rêve de son professeur de piano sous les traits d’un tyran mélomane et mégalomane, qui veut faire jouer un de ses concertos par 500 enfants. L’artiste traduit ce conte fantastique et expressionniste, par une sculpture gore, enfilant sur une jambe en fonte d’aluminium, au tibia apparent, une chaussette zébrée de touches de piano. Si le Docteur T ne voit dans les enfants que des doigts, le Gentil Garçon réduit quant à lui le pianiste à un simple accord dans la photographie Double majeur (2010), dans laquelle le doigt et la gamme se confondent.

Déployant l’image du piano à une échelle monumentale, l’artiste dispose, avec Révolution (2010), des panneaux noirs appuyés contre le mur blanc, selon un rythme régulier et par groupes alternés de deux ou trois, dessinant ainsi les touches d’un clavier géant. Reprenant la forme revendicatrice des pancartes brandies lors de manifestations, cette oeuvre rend un hommage silencieux à Sébastien Erard, inventeur du piano moderne, qui créa pour la reine Marie-Antoinette un instrument à double clavier, et qui, lorsque la Révolution éclata, s’installa à Londres, où il déposa le brevet de son premier piano à queue. A cette installation monumentale, répond le petit bricolage sans qualité de Memory Melody (2010), succession de notes roses et jaunes sur une étagère noire, évoquant les touches d’un piano. Sculpture à la fois fragile et imposante, Fritz (2010) se présente comme un piano de concert gonflable en bâche agricole noire. Un chat en peluche s’y prélasse, double citation à la fois populaire de Fritz le Chat, célèbre personnage créé par Robert Crumb en 1959, et plus savante de la Fugue du chat de Scarlatti, sonate inspirée au compositeur par sa chatte Pucinella marchant sur le clavier. Forme molle et transformable, ce piano s’inscrit aussi avec humour dans l’histoire de l’art, entre l’Infiltration homogène pour piano à queue (1966) dans laquelle Joseph Beuys recouvre un piano d’une peau de feutre, et les contrebasses, batteries ou mandolines molles de Claes Oldenburg.

Si la musique est souvent évoquée de façon silencieuse par le Gentil Garçon, il lui arrive aussi parfois de se faire entendre. Ainsi, La note Orange (2010) tient une note en continu, une touche appuyée par le nez d’un bonhomme de neige en train de fondre devant un synthétiseur. Citant par son titre la théorie développée par Kandinsky, dans Du spirituel dans l’art, selon laquelle chaque note de musique est associée à une couleur, cette oeuvre évoque, par ailleurs, de par sa sonorité, la Symphonie monoton d’Yves Klein, qui, avec une seule note maintenue pendant vingt minutes suivie d’un silence de même durée, laisse percevoir la mesure du temps. Radicale ou répétitive, La note orange présente un caractère hypnotique qui se retrouve - d’une manière incomparablement plus élaborée et harmonieuse, toutefois - dans la pièce pour clavecin de Couperin que l’artiste invite à écouter dans Les Barricades mystérieuses (2010), installation complexe au titre énigmatique et pour laquelle, pour la première fois, plutôt que la donner à voir, il fait entendre la musique.

 

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jerrySMALL Jerry Lewis, Un chef de rayon explosif, 1963

 

 

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