Obsession par Yves Tenret

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

Je voudrai traiter l’obsession sous sa forme la plus pathologique : révolte du craintif, protestation du timide, dérision spontex, pudeur, danse de Saint-Guy, pouvoir d’exorcisme, air innocent du coupable, tic, T.O.C. et autres gestes conjuratoires. « Je constate, j’enregistre le retard de l’autre : ce retard n’est encore qu’une entité mathématique computable (je regarde ma montre plusieurs fois) ».[1]

Un grand nombre de termes se terminant par le suffixe -phobie désignent des obsessions et non pas des phobies. Au cours de la phobie, la crainte est dirigée vers un objet externe ou une situation. Au cours des obsessions, l'angoisse est permanente puisqu'elle est liée à l'irruption permanente des idées obsédantes dans le psychisme. L'angoisse cesse lorsque l'exposition à cette situation disparaît. Les obsessionnels utilisent donc largement des stratégies d'évitement des objets ou situations angoissants

Le trouble obsessionnel le plus évident du Gentil Garçon est l’arithmomanie (le sujet ne peut s’empêcher de compter). Un maître ironiste, autre grand angoissé, en fait l’image même de sa « Weltanschauung ». « Autrefois je comptais, je comptais jusqu’à trois cents, quatre cents et avec d’autres choses encore, les ondées, les cloches, le babil des moineaux à l’aube, je comptais, ou pour rien, pour compter, puis je divisais par soixante. Ça passait le temps, j’étais le temps, je mangeais l’univers ».[2]

La situation phobogène, attaque de panique avec malaise général, sensation de mort imminente, tachycardie et sueurs froides fut sans doute aussi vécue par Le Gentil Garçon lors d’attaque de blemmophobie (peur du regard des autres) et d'éreutophobie (peur de rougir). On en trouve des indices dans les œuvres en lesquelles, il détruit son image ou en accumule tant de versions qu’aucune ne fait plus sens. Pour les phobies suivantes, les symptômes sont moins évidents : paraskevidékatriaphobie (peur des vendredis 13), anuptaphobie (peur de rester célibataire), apopathodiaphulatophobie (peur de la constipation), hippopotomonstrosesquipedaliophobie (peur des mots trop longs), biphobie (peur des bisexuels). La katagélophobie (peur du ridicule) et la coulrophobie (peur des clowns), étant des cas à part. La peur du ridicule n’appelle aucun commentaire mais il est bon de savoir que jusqu’à l’âge de 20 ans, Le Gentil Garçon a eu peur des marionnettes et particulièrement de celles qui pendaient au bout d’un fil. Le vécu du corps, surtout à l’adolescence, s’il est associé à une pathologie psychotique, le morcelle et peut s’exprimer d’une manière pulsionnelle par le tic. Celui-ci devient ainsi un moyen de contrôle.

« Les enfants et les adolescents tiqueurs sont généralement anxieux. Ils manifestent des tensions, des tendances phobo-obsessionnelles, avec un caractère obsessionnel plus marqué. Ils peuvent être perfectionnistes, avec une tendance à la dévalorisation de soi, à un sentiment d’infériorité, à la mésestime de soi, mais avec une grande volonté et une tension réelle vers la réussite ».[3] N’est-on pas là en face d’un des portraits des plus pertinent du Gentil Garçon ?

Souvent réduit à  un crâne, le visage, dans sa production, par la mobilité particulière de ses muscles, est le lieu privilégié pour des mouvements détendant les tensions intérieures. Mouvement brutal, anarchique et sans symbolique aucune. Les tics quoique se ressemblant tous ne sont jamais deux fois pareils. Ils semblent violents car ils ne représentent rien que ce qu’ils sont, une tension anarchique, traction exercée sur une substance souple ou élastique et l’état qui en résulte. Le système nerveux végétatif est excité. Il y a des rythmes de décharge avec balancement du corps ou percussion d’un objet. On n’est pas loin d’un avatar de Pac-Man[4]. Les œuvres du Gentil Garçon sont des tics et le dépassement héroïco-hystéroïde de ces tics. Pour regarder une œuvre du Gentil Garçon, il convient donc de cligner des yeux, d’agiter une lèvre, de renifler, de glousser, d’hausser les épaules, d’hocher la tête, de s’arracher les cheveux, de se gratter frénétiquement (là, une décoction de pavots séchés est conseillée), de donner d’irrépressibles coups de pieds à son voisin éberlué.

On connaît le rapprochement d’une oreille et d’une épaule mais le tic peut aussi consister en de petits sauts. Des tics où le sujet est obligé de s’abaisser et de toucher le sol avec ses doigts sont fréquents. Et même là Le Gentil Garçon, en son jeune âge, se révéla inventif : lui, c’était le plafond qu’il devait atteindre ! Ce rituel exigeait qu’il saute, d’un endroit précis du salon, et touche trois fois le plafond en faisant des entrechats…

Mais ne sombrons pas dans un pathos autour de cette psychopathologie enkystée. Ne nous y trompons pas : pour celui qu’il traverse, le tic est agréable. C’est à la fois un mouvement irrépressible et un mouvement désiré. Nous nous sommes tant aimés ! Foin donc ici de commisération. Merci, merci, ça va bien. Et vous ?

Il est peut-être ici bon de rappeler que pour Fourier, les manies  sont des passions qui jouent dans l’amour un rôle de nuances et de fédération. Tous ceux qui partagent un goût identique se rassemblent dans des groupes ou des séries. Les manies règnent concurremment avec l’amour exclusif dont elles freinent l’égoïsme absolu. « Chacun peut s’applaudir […] des originalités qu’on persifle en lui et les considérer comme voies de lien social, transitions ménagées par la nature, selon la règle des attractions proportionnelles aux destinées ».[5]

Les œuvres du Gentil Garçon ne sont pas que des amulettes et des fétiches, elles sont aussi  concrétions de peur et rites donc de conjuration. Au niveau conscient, Le Gentil Garçon est aussi obsessionnel dans sa façon de travailler. Il met en place des processus créatifs qui demandent un travail quasi maniaque, qui exigent beaucoup de patience, patience qu’il n’a pas dans la vie de tous les jours mais qu’il s’impose à ce moment-là. Par exemple, convié à exposer à Rennes, il se propose de retrouver les 900 personnes qui ont donné leur nom à une rue. La plupart se révélèrent être d’illustres inconnus, y compris dans l’histoire locale. Un responsable du cadastre, passionné de toponymie, en ayant actualisé les noms, il s’associe avec lui et à deux en  retrouvent 600 : curé, prof de math, donateur posthume. Il y avait aussi des noms très « Gentil Garçon » tels que Merlin l’Enchanteur ou le Petit Prince. A l’arrivée est publié un livre de 600 pages avec un portrait photographique par page : certains de bonne qualité (les gens célèbres) et d’autres de mauvaise qualité retrouvés dans la presse locale (les inconnus).

Côté obsession, on peut encore remarquer aussi que de nombreux motifs reviennent de façon récurrente : le crâne, la main, le bonhomme de neige, la chaise, l’ampoule, le câble, le point d’interrogation, l’avion, le cerveau. Ces topos sont recensés dans un  flip book : La Grande décomposition.

Sur le sujet, on conseille deux films : Obsession, de Visconti, 1942, et Obsession, de Brian de Palma, 1975, ainsi que la série Nurse Jackie, qui narre le quotidien d’une infirmière addicte (comme le Dr House), à la Vicodin (500mg de paracétamol et 5mg d'hydrocodone). Sa phobie à Jackie : manquer d’énergie…

 

—[1] R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, 1977

—[2] Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, 1951.

—[3] Jacques Jaume, Les tics : s’en libérer, Dijon, 2006.

—[4] Pac-Man, rond jaune doté d'une bouche qui mange des pac-gommes et des  fruits dans un labyrinthe hanté par quatre fantômes. Le jeu original comprend 255 labyrinthes différents. Le nombre de niveaux en est codé sur un seul octet. Le jeu est sorti dans les salles d'arcade à l'automne 1979 au Japon et a été commercialisé en 1980 aux États-Unis et dans le reste du monde.

—[5] P. Bruckner, Fourier, Paris, 1975.

 

 

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shiningSMALL Jack Nicholson, The Shining, 1980