Os par Eva Prouteau

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

« C'est quand même ce que vous avez de plus intime, d'irréductible, c'est votre ligne de force, non ? »[1]

L'ignoriez-vous ?[2] À poids égal, l'os est six fois plus solide que l'acier. Un matériau ultra-résistant, réduit à néant lors de rares occasions, lorsque frappe la terrible quoique poétiquement nommée maladie des os de verre, celle dont souffre peut-être le smiley géant de Sept cent soixante dix sept ans de malheurs. Histoire d'une fracture, celle d'un mythe extasié, une fracture en surface comme en épaisseur temporelle. Mais revenons à la force du mot : dans l'inconscient collectif, l'os est gage de robustesse et de fiabilité. Ces qualités l'ont même promu dans le rôle prestigieux de garant de l'Histoire. Toutefois, quand les archéologues s'en délectent pour tirer le portrait du passé voire établir la véracité de notre évolution, Le Gentil Garçon l'instrumentalise à revers, pour inventer des expertises contre-nature qui trouent le temps et « squelettisent » l'informe.
 
Entrons en préambule dans la bande dessinée intitulée Le futur est derrière nous car on ne le voit pas venir. Nous sommes en compagnie du héros Roy : incidemment, ce dernier porte une casquette ornée d'un blason — deux os croisés, signe distinctif de la piraterie digéré à la mode streetwear. Roy rencontre très vite Cindydy — l'héroïne au prénom d'origine sexuelle — dans un Maklove, où en faisant la queue pour avoir son burger, il dévisage pendant quelques secondes un Pac-man dévorant le sien, fourré aux fantômes en tranches. Roy fantasme alors sur la boîte crânienne du glouton jaune, claquant frénétiquement des mandibules. Cette hallucination désigne deux œuvres du Gentil Garçon, les sculptures Pac-Man et Pac-Man (Advanced), où la proto-créature virtuelle accouche d’un squelette crédible scientifiquement. L'artiste extrapole l’os crânien de la petite boule des jeux vidéo, qu’il customise dans un second temps avec l’aide d’un paléontologue, en y adjoignant les mutations osseuses caractéristiques d’un régime alimentaire basé sur le Pac-gum. Une pirouette évolutionniste qui en dit long sur le désir de faire vaciller la science à l'aune de l'imaginaire, et d'inscrire dans un temps historique (donc crédible et considéré) ce qui en théorie ne peut l'être. Le pacte célébré entre high et low culture, plutôt joyeux, cohabite avec une dimension plus sombre, presque teintée de schizophrénie : celle que décrit Philip K. Dick dans Glissement de temps sur Mars[3], cette forme d'accélération vertigineuse du vieillissement au cours de laquelle la chair est rongée jusqu'à l'os. Soudain, nos inoxydables idoles en plastique jaune, parées d'éternité, exhibent leur cruelle mortalité. Leur potentielle décomposition.

Rebond sur une autre fabulation osseuse : celle qu'accomplit justement La Grande décomposition. Au sein du zootrope géant que recrée l’installation in situ, un bonhomme de neige décliné 21 fois se liquéfie méthodiquement pour laisser apparaître sa boîte crânienne, réplique hyper réaliste de l’os humain. Derrière l'enjeu formel mollesse versus ossification, une autre bascule dialectique se dessine : l'éphémère donne naissance au pérenne, le fugace à la pétrification. Et inversement, dans une boucle affolante. L'homme de Mnémosyne rejoue d'ailleurs ce même va-et-vient : comme s'il capturait là un instantané de sa propre mémoire, Le Gentil Garçon installe sous une vitrine digne d’un muséum d’histoire naturelle les restes d’un squelette humain composé uniquement des os dont il se rappelle le nom et l’emplacement. Là encore, l'os véhicule un symbole troublé : vestige de l'immuable, il est ici soumis aux flux capricieux du souvenir, à la fragilité d'une culture lacunaire, à l'impermanence et l'oubli.

L'homme de Mnémosyne caresse par ailleurs un autre fantasme : celui du squelette conçu comme charpente intime, motif à strip tease, structure enfouie à révéler, à parcourir comme un paysage onirique. Le Voyage fantastique narre une épopée sensuelle similaire, où Verne et Vinci s'accouplent pour donner naissance à de somptueuses randonnées anatomiques, escalades de métatarses et autres contemplations émerveillées d'un panorama de suture temporo-pariétale. Que d'os ! Que d'os ! Autant d'objets de désir capables d'émouvoir la topographie intérieure du corps, et d'ancrer sa possible mutation.
 
Car si Le Gentil Garçon s'amourache facilement des reliefs osseux, c'est toujours pour provoquer les pertes de repères - temporels on l'a vu - mais aussi spatiaux[4]. Citons la sculpture Canidoïde, dont le squelette prolifère et s'externalise spectaculairement : « A partir d’un seul os, l’artiste archéologue imagine l’animal en entier […] Il faut 4000 os pour édifier un dinosaure, 200 pour un chien » [5]. En un glissement ludique, l’os rejoint cette fois sa forme stylisée, cartoonesque. Le bon-gros-nonos que mord tout canidé qui se respecte s'est multiplié pour donner corps à l'animal qui se dresse, toute chair envolée. You are what you eat / You eat what you are ! Faire un festin de soi : étrange boucle anthropophagique, que l'on retrouve - plus discrète - dans la boîte crânienne de Célébrations, une réplique déviante des œufs de Pâques : ça vous dirait de déguster un Memento mori en chocolat ?

Os comme Eros, os comme Thanatos. Car fatalement, incontournablement, la Grande Faucheuse rôde alentour, et si l'os s'affirme « ligne de force », il cerne d'autant mieux la faillite. C'est la vie ! En ce sens, l'œuvre du Gentil Garçon - le motif osseux qui la traverse - s'inscrit dans la pure tradition de la Vanité, ce qui fut maintes fois souligné. Mais point de classicisme ici : une manière rock'n'roll (shake your bones !) d'apprivoiser obstinément la fin, sur le mode de la conjuration espiègle et de la fronde adolescente. En plaquant un sourire de clown sur le crâne de Munch[6], on parie que le cri sonne mieux ?

 

—[1] Le Gentil Garçon, Du point de vue de l’œuvre, texte extrait du catalogue Le Futur est derrière nous car on ne le voit pas venir, Les Requins marteaux, 2007, p.63.

—[2] L'expression est empruntée à Thomas Clerc, in  Paris, Musée du XXIème siècle. Le dixième arrondissement, Gallimard, 2007.

—[3] Philip K. Dick, Martian time-slip, 1964 (première parution VF : Robert LAFFONT, Ailleurs et demain - Classiques, Traduction de Henry-Luc PLANCHAT, 1981).

—[4] Cf le fémur surdimensionné du projet Fantasma, qui fait office de banc.

—[5] Le Gentil Garçon, Du point de vue de l’œuvre, texte extrait du catalogue Le Futur est derrière nous car on ne le voit pas venir, Les Requins marteaux, 2007, p.63.

—[6] Restore Hope, film d'animation, 2011.

 

 

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miserySMALL James Caan, Misery, 1990pixel

 

 

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