Pop culture par Jérôme Dupeyrat

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

C’est dans les années 1960 que s’est répandu l’usage abrégé, sous la forme « pop culture », de l’expression anglophone popular culture (culture populaire). Même si chacun de nous y est immergé à divers degrés, il est pourtant difficile de définir ce champ de la culture d’une façon rigoureuse, celui-ci englobant aussi bien les traditions et le folklore des classes sociales dites populaires que l’industrie culturelle et les médiacultures, auxquelles renvoie plus spécifiquement l’abréviation pop culture dans son usage courant. La culture populaire ou pop culture correspond en fait à l’ensemble des idées, des productions, des phénomènes qui – du moins en occident ou dans la perspective d’une culture globalisée – relèveraient d’une certaine forme de consensus culturel en s’adressant à tous. Une culture dominante, mainstream, qui serait produite pour et appréciée par le plus grand nombre, par distinction d’une culture jugée élitiste ou avant-gardiste, distinction dont on connaît pourtant le caractère réducteur.

La pop culture aurait ainsi tendance à se définir par la négative, par distinction de ce qui pourrait lui être opposé, plutôt que par l’affirmation d’un projet clairement identifiable. Car il paraît difficile de mettre sur le même plan, tant du point de vue esthétique que social ou politique, le cinéma hollywoodien ou la musique pop d’une part et les traditions folkloriques d’autre part. De même, difficile de réunir la chanson de variété et les diverses manifestations des contre-cultures ou sous-cultures (subculture) subversives, qui ont souvent à l’égard de la pop culture un discours sévèrement critique (superficialité, consumérisme), tout en pouvant y être assimilées.

Sans doute parce qu’il remet en cause un grand nombre des poncifs du modernisme, dont font partie les distinctions du type haute culture/basse culture, art/kitsch, savant/populaire, l’art contemporain intègre fréquemment des références pop culturelles. Le travail du Gentil Garçon est tout à fait représentatif à cet égard. Auto-tamponneuses, skateboards, références sportives ou publicitaires, chocolats de Pâques, icônes de jeux vidéo et smileys peuplent ainsi ses œuvres.C’est d’ailleurs affublé d’une tête surdimensionnée rappelant fortement la figure des smileys, à moins qu’il ne s’agisse d’un playmobil (Délits de sale gueule), qu’apparaît Le Gentil Garçon peu après sa naissance, avec un corps déjà adulte mais un esprit juvénile assumé, cet esprit juvénile qui est justement caractéristique de la pop culture, souvent considérée comme une culture jeune s’adressant aux jeunes en premier lieu – là encore, on sait à quel point cette notion est indéfinie. De même, des smileys apparaissent dans plusieurs autres œuvres, certaines les arborant à la manière d’un personnage : The Rise and Fall of Black Light City, Prisma, Sept cent soixante-dix-sept ans de malheurs. Ces quelques occurrences ne sont pas anodines du point de vue dont il est ici question, le smiley étant peut-être bien le visage de la pop culture. Si la première apparition d’une figure symbolisée arborant un sourire en arc de cercle semble avoir eu lieu dans le New York Herald Tribune du 10 mars 1953, le smiley à proprement dit s’est développé dans le courant des années 1960 aux Etats-Unis, à l’initiative de graphistes et de publicitaires. C’est plus particulièrement Harvey Ball qui l’aurait créé en 1963, pour une campagne interne d’une société américaine d’assurance visant à améliorer le moral de ses employés. Mais le smiley se diffuse surtout à partir des années 1970, grâce à son exploitation commerciale par les frères Murray et Bernard Spain aux Etats-Unis ou par la société SmileyWorld, basée à Londres. De par cette exploitation commerciale puis de nombreuses appropriations individuelles, le signe smiley a donné lieu à toutes sortes de déclinaisons : pictogrammes dans la presse, logo de campagnes publicitaires, badges, autocollants, t-shirts, tasses, posters, portes-clés, inscriptions sur des cachets d’ecstasy, etc. Le signe devient en particulier l’un des emblèmes de la culture « techno » dans les années 1990 et se transforme en élément de langage sur le web  dans les années 2000 (courriels, tchat, etc.), avec diverses variantes, sous la forme des émoticônes, c’est-à-dire de petites icônes censées symboliser l’humeur de celui qui s’exprime. Dans tous les cas, que ce soit dans la presse, sur des objets commerciaux ou dans les communications électroniques, le smiley et ses variantes sont devenus des signes accompagnant de manière caractéristique la pop culture dans toutes ses formes ou presque.

Il n’est pas étonnant dans cette même perspective que pour son catalogue monographique Le futur est derrière nous car on ne le voit pas venir, Le Gentil Garçon ait voulu interviewer le musicien Andrew Dyamond aka Duracell, ou qu’il ait demandé à Morgan Navarro de créer une bande dessinée qui introduise à son œuvre et fasse office de préface pour la publication. La bande dessinée est en effet la manifestation graphique de la pop culture, dans sa dimension mainstream aussi bien que contre-culturelle selon les cas. Ici, le travail de l’artiste est de plus mis en scène et digéré dans un univers empreint de tous les registres de fiction de la culture populaire : science fiction, fantastique, horreur, teen fiction/teen movie, etc.

Ce déplacement de l’univers du Gentil Garçon vers celui de Morgan Navarro, ce glissement de ses œuvres du champ de l’art contemporain vers celui de la bande dessinée (et en l’occurrence de la bande dessinée dite « alternative »), soulève alors une question de fond quant au travail du Gentil Garçon lui-même : les références pop culturelles qu’il s’approprie dans ses œuvres en font-elles un élément de cette même pop culture ? Sinon, quelles relations son travail y entretient-il, quels modes d’assimilation ou de distanciation y sont à l’œuvre vis-à-vis de la culture populaire ? Les références pop culturelles qui surgissent dans le travail de l’artiste, qui en sont le point de départ ou qu’il s’approprie, sont convoquées par déplacement, et donc par décontextualisation : une épée digne d’un personnage d’heroic fantasy restitue en fait, par la forme de sa lame, le spectre sonore du rire de l’artiste (Le propre de l’homme) ; Pac-Man, icône de la préhistoire des jeux vidéos, devient un cas d’étude paléontologique (Pac-Man) ; Light board convoque la culture du skateboard, mais il serait périlleux de vouloir pratiquer cette installation, les roues d’une planche à roulette étant ici remplacées par des ampoules au krypton, dont l’alimentation est assurée par une longue rallonge électrique disposée de sorte à dessiner une rampe de skate dans l’espace d’exposition. Dans ce type de productions, les références à la pop culture sont manifestes, mais le sens et la valeur de ce à quoi elles réfèrent se modifient en étant déplacés. Détourner, s’approprier ou citer implique d’interpréter. Et l’interprétation le commentaire. Pour autant, le travail du Gentil Garçon n’a pas pour enjeu premier une analyse critique de la pop culture, et s’il remet en cause de façon évidente la distinction entre le savant et le populaire, il ne cherche pas non plus à théoriser cette distinction, sa raison d’être ou son caractère infondé. A l’inverse, cela n’implique pas non plus l’adhésion servile ni l’absence de toute forme de distance vis-à-vis du vocabulaire pop culturel qu’il emploie. Mais décomplexé aussi bien vis-à-vis de la pop culture que de l’art, des sciences, du savoir, etc., ce que tente probablement Le Gentil Garçon n’est pas de faire se rencontrer ces divers champs de la culture humaine, de les hybrider ou de les faire dialoguer, mais peut-être plutôt de se situer entre, dans des interstices qui sont autant de seuils ou de passages entre les uns et les autres.

 

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David Bowie, Absolute Beginners, 1986pixel