Yeux par Davide Balula

extrait de Tout Le Gentil Garçon, ed. Les Requins Marteaux, 2011

 

Il y eut un jour entre les cils du clin d'œil. La face était de profil, le visage borgne. Les volumes tout entiers s'étaient aplatis. Les profondeurs se cachaient les unes derrière les autres. Elles auraient pu s'agiter à mesure que bougeait la tête, mais tout semblait vouloir rester immobile. Les traits s'étaient mélangés et les courbes avaient fondu, leurs teintes vives et variées avaient reçu l'amitié des ombres.
Le trois-quarts de face arriva tardivement. Il apporta l’œil second, ouvert lui aussi. Les yeux allaient bientôt devenir identiques quand les volumes progressivement se relevèrent. Les profondeurs étaient réapparues les unes derrière les autres et les couleurs commençaient à se détacher. Jusqu'à pleine face. C'est à cet instant que je réalisai qu’à quelques mètres seulement, deux yeux grands ouverts étaient braqués sur moi.

« C'est un écorché qui me regarde droit dans les yeux. Il ne me quitte plus, il me tient », me dis-je. L’échange dura une éternité.

Il n’avait pas de membres distincts. Il était un simple tas de solitude rouge, planté de deux belles et grosses billes bleues. Il avait le regard innocent et imprévisible d’un jeune garçon. On pouvait surprendre pourtant une cuillère accompagner son appétit.
Mon esprit était une soupe.

Après quelques secondes, je l’avais senti vouloir s’alimenter de moi et cela me donna le vertige. Il faisait scintiller les reflets de sa cornée, s'accrochant fermement à ma face, me forçant et me suppliant de ne pas contempler sa peau lisse et rose, percée de deux trous, et rigoureusement tendue derrière lui. A une distance de quelques pas à peine, fraîchement détachée de son corps, celle-ci était aplatie comme si elle avait été perçue et saluée par un œil seul. Tour à tour, ses yeux charmaient, menaçaient.

« Après tout, ce n'est qu'un jeune garçon, planté là par terre, sans paupières ni pelures. » Je décidai de tenir encore un peu.

Le regard lumineux. L'œil humide. Il ne cherchait probablement qu’à retrouver ses os, sans doute réassemblés un peu plus loin dans une autre pièce afin de former un monstre radiocommandé ou un animal squelettique à peine plus grand que lui.

Je continuais à le fixer inconsciemment tout en articulant mes lèvres en silence, ne parlant qu’à moi-même.

« C'est en se dispersant que les gentils garçons vous prennent d'assaut. »

Je réalisais qu’il était seul et pourtant multiple. Je repensais à ce que j’avais croisé avant d’arriver jusqu’à lui et tout collait. De la peau sur les murs, un bout de cerveau par-ci, des veines par-là, un cœur à pleine vue, des os en tas, et des orbites partout... Il n’était lui qu’un regard. Il ne portait rien d’autre. Je ne risquais rien, pensais-je. Il était immobile, son corps modelé à la main était un tas de chair dense qui ne saignait plus. Il était pris au sol massivement et la seule issue possible pour lui était son œil. Avec la violence d’un effort surhumain il aurait pu en expulser tout son être. Et cela dut se produire dans ma direction.

Mon corps à moi était une pomme de terre. Ou alors une pierre. Une seule. Les yeux fixés de l’enfant me médusèrent. Des jours ou des années étaient passés et je crois être resté planté, le cerveau bouillant.

Petit à petit ma mémoire me revint comme si elle n'avait jamais été mienne. J’étais encore pris de vertige et une force centrifuge m’orientait vers un équilibre qui fuyait toujours. Le sol, les murs, le sol, les murs, le sol, les murs, le plafond, les murs, le sol, le même sol tremblant, les murs et le plafond ensemble dansaient une valse à trois temps dans l’espace de mon œil, leurs pas brûlant la surface de ma rétine. Voilà comment tous s’étaient invités dans mon corps, propulsés par ma plus grande inconscience vers une dimension à quatre temps.

Sans succès, je fouillai mes yeux pour chercher des larmes et reprendre connaissance. Tout, autour demeurait trouble et aveuglant. J’avançais en silence, la main rassurée par le mur encore chancelant. J’entraînais avec moi une colonie d’images persistantes, sœurs d’armes de cette lueur halogène qui m’avait réchauffé le visage jusqu’ici. Ma paupière faisait preuve de grande hospitalité pour les fantômes en leur réservant la meilleure attention. Je partageais ma vue avec des spectres incandescents et imprimés en négatif. Ils s’allongeaient nonchalamment sur chaque chose qui croisait mon regard, empilés avec la négligence du hasard en mille feuilles translucides. Il me fallait continuer ma route à travers, alternant mes appuis, amortissant en retard les chocs du sol qui me frappaient par surprise.

C’était le réconfort de cette chaleur artificielle que je chercherais désormais. J’étais lent. J’aurais volontiers pris la place de ce tapis de poussière en dessous de moi, ou bien celle de ces particules qui après chacun de mes pas flottaient avec légèreté dans leur rayon de lumière, mais je n’avais qu’une envie maintenant, et je continuais à sentir des yeux partout. Le moindre orifice double et symétrique sur un mur ou un objet quelconque semblait avoir l’espace tout juste nécessaire pour accueillir une paire d’yeux. Lorsque deux trous apparaissaient sous ma main, je me surprenais à y enfiler mes doigts. Comme pour ne pas me faire surprendre, je ne les enfonçais qu’avec délicatesse, tremblant et sans chercher la profondeur. Si seulement j’avais la force de faire rouler ces murs contre un jeu de quilles ! Les yeux seraient moi et fixes, le monde, lui, tournoyant comme à l’intérieur de ma tête. Je serais droit et immobile, serein, mon corps entier pris dans son décor basculerait suivant les mouvements de mes globes oculaires. Les sismographes les plus précis auraient drôlement roulé des yeux.

Mais rien de tout ça. Mes yeux à moi se remplissaient d’images qui m’étaient étrangères et toutes cherchaient à prendre leur place quitte à combattre vaillamment ce qu’il y avait de plus réel devant moi. J’éprouvais des difficultés à accommoder, mon attention était lâche. Je venais d’entrer dans un état de picnolepsie et c’était trop tard. Derrière cette porte, mes muscles venaient de céder. Cette fois, ni mon corps, ni mon esprit ne m’appartenaient. Et ils avaient certainement entraîné ma conscience.

Une cornée sèche, des zéros à la place des yeux et une bouche égale. Je me nourrissais à présent de soleil. J’avais commencé par des lueurs chaudes, de synthèse d’abord, puis celles qui suivirent le soleil matinal. Mes temps de cuisson variaient suivant les températures de couleurs. Je croyais avoir apprivoisé la lumière. En réalité, celle-ci avait fait de moi un être visible. Mes repas étaient composés de photons. Un régime radieux qui avait une légère préférence pour les croustillants jours d’hiver. Mes yeux rouges impressionnés autrefois par les photographies ressemblaient maintenant d'avantage à ceux des animaux sauvages lorsqu’ils sont surpris dans la nuit par les phares d’une voiture.

A tant fixer le soleil, mon profil iridologique s’était trouvé endommagé de façon irréversible. Mes membres s’effaçaient graduellement de leur emplacement avec la plus grande indifférence sur la carte de mon iris. Il serait impossible de localiser mon rein dans la partie inférieure de mon œil. Mon estomac, habituellement situé à la périphérie, s’était entièrement délavé. Idem de mes poumons et de mes chevilles. Tous mes membres avaient disparu de cette cartographie qui depuis des millénaires avait renseigné nombres de savants chinois, non seulement sur la santé de leurs patients, mais aussi sur leur avenir. Bien plus précis qu’une boule de cristal, plus petit aussi, ce que contenait l’œil brillant étaient les réponses à leurs questions. Mais si l’iris venait à manquer, s’il devenait illisible, alors il devenait impossible de prédire ou localiser quoi que ce soit. Certains écouteraient le souffle et ses harmoniques pour analyse, d’autres la souplesse de la paume ou des tâches mélanes… Mais rien ne pourrait remplacer la carte la plus précise d’un individu. Et aucune imposture ne pourrait rivaliser avec la précision la plus intime sans immanquablement violer l’épiderme. J’imaginais le grand Houdini s’adonner sournoisement à ses habituelles et spectaculaires opérations chirurgicales. En analysant les tranches, il jouerait des pièces entre ses doigts comme un pianiste à l'exercice. Il aurait beau répéter ses gammes à la scie musicale jusqu’à ce que celle-ci devienne sa meilleure amie, je restais en miettes, certains morceaux de moi laissés derrière, restes éparpillés par des explorations curieuses.

Je passais en revue les œuvres du Gentil Garçon croisées sur mon chemin et n’attendais qu’une seule chose sous la lumière. Qu’un visiteur à son tour prenne ma place. Qu’il partage avec moi ce moment de transport, cette disparition, que je sacrifie les socles de mon corps afin qu’il puisse devenir à son tour l’objet, une sculpture, éclairé par un mélange de lumière halogène et de lumière du jour. Combien de personnes pourrions nous accumuler en nous même ? Hira Ratan Manek. Ce chercheur, ancien ingénieur devenu médecin holistique, ce maître aride, ses cheveux blancs, sa peau pliée consciencieusement par le soleil, flottait parallèlement dans cette mémoire où nous tous avions échoué pour enfin élire domicile. Il chantonnait sur un air de scie musicale avec un accent pareil à un couteau Le futur est derrière nous, lui aussi à l’intérieur de moi.

 

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Jeremy Irons, Kafka, 1991

 

 

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